Adoptée au Parlement, la motion 23.4088 relance le débat sur l’un des principes fondateurs de la LAMal : l’obligation pour les assureurs de contracter avec tous les prestataires de soins reconnus. Faut-il y voir une avancée vers une meilleure maîtrise des coûts ou une porte ouverte à une médecine à deux vitesses ?
L’obligation de contracter, principe fondamental de la LAMal (Loi fédérale sur l’assurance-maladie), assure que tout médecin reconnu par les autorités cantonales et respectant les critères de qualité définis peut exercer à charge de l’assurance obligatoire des soins (AOS). Cette disposition entend protéger l’égalité d’accès aux soins pour tous, indépendamment de l’assureur choisi.
La motion 23.4088 intitulée « LAMal : assouplissement de l’obligation de contracter », déposée par le conseiller aux États Peter Hegglin (Centre/ZG), propose de restreindre cette obligation dans les régions où l’offre médicale est jugée excédentaire, selon les indicateurs de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Il en résulterait que les assureurs, dans ces zones spécifiques, n’auraient plus à contracter systématiquement avec tous les prestataires. Un changement de paradigme aux lourdes implications.
Encore floue dans ses contours, la motion Hegglin fait écho à une précédente régulation : l’ordonnance sur les nombres maximaux[1], qui autorise les cantons à limiter les autorisations d’exercer dans certaines spécialités en cas de suroffre. Avec une différence de taille : alors que les cantons restent responsables de la planification, le projet Hegglin donnerait ce levier aux assureurs privés, au risque de faire doublon avec la compétence cantonale.
À savoir
Après son approbation en septembre 2024 par le Conseil des États, la motion a été approuvée par 113 voix contre 72 au Conseil national le 13 mars dernier. Elle passe donc désormais entre les mains du Conseil fédéral, appelé à élaborer un projet de loi.
Vers un système à deux vitesses ?
C’est peu dire que cette motion d’assouplissement divise. Car si l’objectif prôné est celui de la maîtrise des coûts, les conséquences structurelles pour le système de santé qui découleraient de l’adoption de la loi soulèvent de nombreuses interrogations.
Plusieurs voix dénoncent une atteinte aux fondements mêmes de l’assurance de base. Pour le Dr Philippe Eggimann, vice-président de la FMH, « ce projet remet en cause un pilier du système de santé : le droit fondamental pour chaque assuré de choisir librement son médecin et son hôpital ».
Même inquiétude du côté du Réseau Delta. « Si un assureur contracte avec certains médecins et pas d’autres, une inégalité entre les assurés se crée », souligne M. Nicolas Müller, membre du comité de direction. À terme, cela pourrait favoriser l’émergence d’une médecine à deux vitesses, avec une sélection des prestataires sur des critères purement économiques plutôt que qualitatifs. « Du côté des assurés, les patients avec des pathologies lourdes ou chroniques pourraient être lésés, car plus coûteux, s’inquiète Alessandro Cassini, médecin cantonal genevois. La pression économique exercée par les assurances se fera fatalement au détriment des soins, creusant davantage les inégalités. »
Autre critique récurrente : le déséquilibre des pouvoirs. Brigitte Crottaz, conseillère nationale (Groupe socialiste/VD) et elle-même médecin, dénonce un transfert de compétences sans véritable contrepoids institutionnel : « La motion de Peter Hegglin ne laisse aucun doute sur son objectif : donner aux caisses maladie un pouvoir illimité sur le système de santé. »[2]
La proposition soulève également la question de la pénurie de personnel qualifié. « Les fournisseurs de prestations peuvent (…) choisir le lieu où ils exercent, ce qui conduit à de grandes concentrations dans certaines régions alors que d’autres sont plutôt mal desservies »[3], explique Peter Hegglin, pour qui le projet représente un outil d’amélioration de l’offre. Une vision loin de faire l’unanimité.
La suppression de l’obligation de contracter pourrait en effet, au contraire, rendre les professions de la santé moins attractives. « On risque de bloquer l’installation de jeunes médecins compétents, tout simplement parce qu’il n’y aurait plus de place dans les contrats », s’inquiète Nicolas Müller. Dans un contexte de pénurie déjà préoccupant[4], certaines régions pourraient ainsi avoir du mal à recruter.
Enfin, alors que la motion entend garantir « le respect des exigences de qualité et d’économicité », quel impact pourrait-elle réellement avoir sur la qualité des prestations ? Pour le médecin cantonal genevois : « Ce n’est pas aux assureurs de garantir la qualité des prestations de soins. Par ailleurs, des indicateurs de qualité sont déjà monitorés par de nombreuses certifications bien développées dans les cantons. »
Et pourquoi pas un levier de collaboration ?
En regardant au-delà de ses frontières, la Suisse peut aussi tirer des leçons, entre autres du modèle néerlandais. Aux Pays-Bas[5], les assureurs ont la possibilité de conclure des contrats sélectifs. Cependant, la législation impose à ces derniers de rembourser jusqu’à 75 % des frais engagés chez des prestataires non conventionnés. Ce mécanisme tendrait à limiter la rémunération, maîtrisant ainsi les frais pour le système de santé.
Tout n’est pas donc peut-être pas à rejeter dans la motion Hegglin. Pour certains acteurs de terrain, un assouplissement bien encadré pourrait devenir un levier de transformation positive. « Un pilotage des cantons, en suivant une perspective sociétale, et non pas assurancielle, pourrait en effet diminuer les doublons dans le système et apporter une opportunité d’économicité importante, tout en augmentant la satisfaction des patients et en favorisant la possibilité de tisser un réseau », reconnaît Alessandro Cassini.
Face à un système qui, confronté à des défis majeurs, se doit d’évoluer, cette motion pourrait être l’occasion de creuser des questions épineuses. « Les assureurs n’ont pas de légitimité pour réguler les médecins. En revanche, le fond du projet, qui est d’assouplir l’obligation de contracter pour pouvoir choisir des prestataires présentant des objectifs qualitatifs alignés avec les nôtres, est une opportunité d’apporter des réponses efficaces à ces problématiques », estime le Dr Dorian Schaller, membre du conseil de direction du Réseau Delta. Même son de cloche du côté du Dr Philippe Schaller, son fondateur, pour qui « ce n’est pas aux assureurs seuls de réguler les médecins ». Il poursuit, soulignant la difficulté actuelle des sociétés professionnelles à s’autoréguler : « Mais dans un cadre de soins intégrés, avec une vraie logique de qualité, cet outil peut être utile pour écarter les quelques moutons noirs de la profession. »
Le regard du Réseau Delta
Acteur engagé dans les soins intégrés, le Réseau Delta suit avec attention les débats et les votations en lien avec la motion en cours. Mais sa position est nuancée car si une vigilance face aux risques de dérives s’impose, l’assouplissement pourrait devenir un levier pour développer des pratiques collectives, favoriser les collaborations et sortir d’une logique purement assurancielle, autour de critères éthiques et transparents.
Dans cette perspective, le Réseau Delta pourrait tenir un rôle de régulateur, pour collaborer avec des professionnelles et des professionnels partageant ses valeurs et répondant à un certain niveau de qualité. Cependant, si elle est mal encadrée, cette réforme fait planer la menace d’une accentuation des inégalités d’accès aux soins. « On tente de résoudre un problème de santé publique en confiant la décision à un seul acteur, alors qu’il devrait s’agir d’un processus de co-construction concerté, prévient Philippe Schaller. En Suisse, une décision ne se prend jamais de façon unilatérale. C’est toujours le fruit d’un dialogue entre différentes organisations, pour trouver ensemble la meilleure voie. »
En touchant à l’un des fondements du pacte social de la LAMal, la motion Hegglin exige des garanties fortes, une vision de santé publique partagée et une gouvernance qui dépassent les logiques purement assurancielles. S’il devait aboutir, le projet de loi ferait certainement l’objet d’un référendum. À chacun et chacune, alors, de se poser cette question : l’assouplissement de l’obligation de contracter pourrait-il devenir un outil de modernisation du système de santé suisse ? Ou marquerait-il le début d’une rupture d’égalité dans l’accès aux soins ?
[1] Art. 55a, al. 1, loi sur l’assurance-maladie (LAMal ; RS 832.10), adopté par le Parlement le 19 juin 2020
[2] https://www.medinside.ch/fr/le-conseil-national-veut-assouplir-lobligation-de-contracter-20250313
[3] Conseil des États, Session d’automne 2024, Douzième séance 26.09.24 08h15 23.4088 https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=65909