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Motion Hegglin : deux parlementaires, deux visions sur l’obligation de contracter

Delta Echos #6

Motion Hegglin : deux parlementaires, deux visions sur l’obligation de contracter Motion Hegglin : deux parlementaires, deux visions sur l’obligation de contracter

Le 13 mars 2025, lors de la session de printemps du Parlement suisse, les élues et élus ont débattu de la motion 23.4088 déposée par le conseiller aux États Peter Hegglin (Centre/ZG). Celle-ci vise à assouplir l’obligation de contracter entre les assureurs et les prestataires de soins dans le cadre de l’assurance maladie obligatoire (LAMal).
Deux voix s’opposent sur le sujet : celle de Brigitte Crottaz, conseillère nationale socialiste vaudoise et médecin, fermement opposée à la motion, et celle de Philippe Nantermod, du Groupe libéral-radical (VS), qui soutient cette réforme.

Dans cet entretien croisé, l’une et l’autre défendent leur vision du système de santé : faut-il donner plus de marge de manœuvre aux assureurs pour maîtriser les coûts ? Ou au contraire protéger l’accès équitable aux soins et le libre choix du médecin ?
 

La motion Hegglin donnerait le feu vert aux assureurs pour réguler les partenariats avec les prestataires de soins. Est-ce vraiment leur rôle ?
 

Philippe Nantermod : Je ne vois pas qui d’autre pourrait l’endosser. Ce sont eux qui construisent un produit et le proposent, il est donc légitime que ce pouvoir leur revienne. Il est important cependant de stimuler la concurrence entre les assurances, afin d’avoir des produits différents et innovants, pour que le client dispose d’une liberté de choisir. Un assureur performant est un assureur qui propose à ses assurés d’aller chez les meilleurs médecins. Tout le monde sera alors gagnant.

Brigitte Crottaz : La phrase « Actuellement, les assureurs-maladie n’ont pas la possibilité de choisir les fournisseurs de prestations (…) et ne peuvent pas se servir d’une telle sélection pour gérer le système de santé », qui apparaît au cœur de la motion, révèle clairement l’objectif qui est de donner aux assureurs le pouvoir de gérer le système de santé. Je pense que ce n’est absolument pas leur rôle. Comment les assureurs pourraient-ils juger de la qualité d’un médecin ? Ils n’ont pas de compétence médicale. Le rôle des assureurs n’est pas d’innover. Ils sont là pour vérifier les factures et rembourser, pas pour décider qui a le droit de soigner ou non. Ils disent vouloir économiser des milliards… On connaît des cas de médecins qui ont facturé des heures fictives de travail pendant des années sans être repérés. Alors, qu’ils commencent par contrôler les abus. Il existe par ailleurs déjà des critères objectifs de qualité, définis au niveau cantonal.

 

Vouloir baisser les coûts, est-ce que cela ne risque pas justement d'entraîner une baisse de la qualité ?

Philippe Nantermod : Absolument pas. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on bloque une offre plus raisonnable et plus innovante en empêchant les collaborations entre les assureurs et des fournisseurs de prestations qui seraient sélectionnés pour leur esprit collaboratif, leur proximité avec le patient, leurs qualités exceptionnelles, ou encore leur manière de gérer les frais… qui sont des critères plus raisonnables qu’une offre pléthorique. Il en ressort des primes adaptées en fonction des besoins, et tout le monde s’y retrouve. Ce modèle existe dans d’autres secteurs, par exemple les assurances automobiles, il est dommage qu’il ne soit pas appliqué aux assurances maladie.

Brigitte Crottaz : Ce qu’avancent les défenseurs de cette motion paraît bienveillant – vouloir de la qualité pour les patients –, mais ils visent aussi clairement une réduction des coûts. Pourtant, la qualité ne va pas toujours de pair avec l’économicité. Un médecin peut coûter cher parce qu’il doit faire des soins onéreux ou parce qu’il suit des patients complexes. Un bon suivi, surtout pour des maladies chroniques, implique des consultations fréquentes. Les assureurs pourraient alors décider de ne plus rembourser ces médecins, car ils les jugeraient « trop chers ». Cela va pousser les prestataires à pratiquer une médecine de moindre qualité, avec moins de consultations, afin de pouvoir être remboursés. C’est un cercle vicieux, qui ne vise pas la qualité, mais bien l’économie.

Et ce n’est pas tout : une fois que certains médecins ne seront plus remboursés, que feront les patients ? Ils souscriront une assurance complémentaire afin de garder leur médecin traitant... au profit de l’assureur ! Cela entraînera une diminution progressive des prestations de base, et leur transfert vers les assurances complémentaires. Un glissement sournois vers une médecine à deux vitesses.

 

Vous voulez dire que ce modèle risque d’accentuer les inégalités ?

Brigitte Crottaz : Évidemment ! C’est prendre les patients en otage. Je suis la première à dire qu’il y a parfois des dérives chez certains médecins qui surfacturent. Mais le patient qui fait confiance au médecin qui le suit et auquel, du jour au lendemain, on dit qu’il n’est plus remboursé va devoir aller chez quelqu’un d’autre. Sachant la difficulté qu’il y a en ce moment à trouver un médecin… j’imagine que quand seuls seront remboursés ceux qui sont « bon marché », ils seront pris d’assaut…

Philippe Nantermod : Je ne suis absolument pas d’accord. Le but est de renforcer le libre choix du patient. L’option d’une assurance globale existera toujours, car c’est le souhait de certaines personnes qui sont très contentes de payer des centaines de francs pour avoir accès à l’ensemble des fournisseurs de prestations. Mais c’est, dans le fond, une prestation luxueuse pléthorique qui n’est ni raisonnable ni innovante.

Les personnes suivies depuis longtemps par le même médecin et qui souhaitent le garder pourront toujours prendre une assurance qui rembourse spécifiquement ce professionnel, ce n’est pas plus compliqué que ça. En revanche, si par exemple vous avez une maladie chronique et que votre critère premier est d’avoir un suivi complet par des spécialistes compétents, peu importe lesquels, vous choisirez peut-être une assurance qui vous offre ça, quitte à renoncer à votre médecin habituel s’il ne fait pas partie du réseau. C’est une liberté individuelle : le choix entre le modèle que vous avez connu et un modèle plus innovant.

 

La motion Hegglin espère également répondre à la pénurie de médecins dans certaines régions. Qu’en pensez-vous ?

Philippe Nantermod : Je suis peu sensible à la question des déserts médicaux. On vit dans un pays de 40 000 km2, soit l’équivalent d’une grande région de France, avec une densité médicale très importante. Bien sûr, on a besoin d’avoir des médecins généralistes, car la proximité permet la qualité d’écoute, la relation de confiance… Mais pour ce qui est des spécialistes, je pense qu’on peut aussi se déplacer un peu. Il y a cette volonté d’avoir les meilleurs partout, mais ce n’est pas possible, c’est illusoire. On ne peut pas avoir dans chaque hôpital de brousse le meilleur spécialiste en transplantation cardiaque ! Et je le dis en tant qu’habitant d’un petit village… Je crois qu’en matière de santé, il faut savoir si on veut de la proximité ou de la qualité, et les deux ne sont pas forcément compatibles.

Brigitte Crottaz : Il est en effet nécessaire d’être plus exigeants sur cette question. Actuellement, chacun s’installe où il veut, y compris dans des zones déjà saturées. Mais ce n’est pas aux assureurs de résoudre ce problème. C’est aux cantons de planifier les soins, de définir le nombre idéal de médecins pour leur population et de déterminer le bon ratio de spécialistes versus médecins de premier recours.

 

Cette motion n’est-elle pas l’occasion de repenser le système de santé dans ses fondements ?

Brigitte Crottaz : Bien sûr, nous sommes tous à la recherche de la solution pour contenir les coûts de la santé. Mais L’obligation de contracter est quand même un des piliers de l’assurance maladie (LAMal). Elle garantit une sécurité d’installation pour les prestataires, et les patients peuvent consulter sans se poser la question du remboursement. Pour ce qui est du surplus de l’offre, les cantons ont la possibilité, depuis 2020, de limiter le nombre de spécialistes[1]. Dans sa réponse à la motion de M. Hegglin, le Conseil fédéral dit qu’il prépare un rapport concernant les possibilités de combiner l’admission des fournisseurs de prestations – relevant de la compétence des cantons – et l’assouplissement de l’obligation de contracter. J’attends de voir ce qu’il proposera... Mais s’il faut modifier la LAMal, cela passera par le peuple. Et je doute que les citoyens acceptent une médecine à deux vitesses. Car les grands perdants dans l’histoire, ce seront eux, les patients, et non pas les médecins, qui s’adapteront.

Philippe Nantermod : Derrière cette prétendue liberté de choisir se cache en réalité l’obligation de se diriger vers le modèle le plus cher ! Croyez-vous que les gens ont le choix aujourd’hui ? Croyez-vous que, d’eux-mêmes, tous prendraient cette assurance, à ce prix ? Quand on vous colle le pistolet sur la tempe, il ne s’agit plus vraiment de liberté.... Et on a saigné à blanc toute la population au passage. Je pense qu’il faut donner aux gens la possibilité de choisir entre les modèles les plus chers, qui ne sont pas forcément les meilleurs sur le plan de la qualité, et des modèles plus adaptés à leurs réels besoins.

 

Quel rôle pourraient jouer les réseaux de santé dans ce contexte ?

Brigitte Crottaz : Les réseaux, comme Delta, regroupent surtout des médecins de premier recours. Ils veulent faire de la médecine de qualité, éviter les abus, favoriser la formation continue… C’est un bon modèle qui limite le risque de prestations de mauvaise qualité. Aujourd’hui, il y a moins de 40 % de généralistes pour plus de 60 % de spécialistes en Suisse. Il faudrait inverser cette tendance : avoir plus de généralistes, mieux formés et mieux valorisés. Cela réduirait les actes inutiles et donc les coûts.

Philippe Nantermod : Ces réseaux de soins seraient aux premières loges dans un modèle d’assouplissement de l’obligation de contracter. Les assureurs pourraient choisir de travailler avec un réseau de soins, s’il est suffisamment étoffé dans son offre. Cela serait naturellement la base pour construire un modèle d’assurance avec une limitation du libre choix. Car théoriquement, le réseau de soins couvre l’ensemble des besoins de l’assuré, tout en augmentant la qualité, et en maîtrisant les coûts.

 

[1] Art. 55a, al. 1, loi sur l’assurance-maladie (LAMal ; RS 832.10), adopté par le Parlement le 19 juin 2020