Entretiens avec le Pr Renaud Du Pasquier, doyen de la faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’Université de Lausanne, et le Pr Idris Guessous, vice-doyen de la Faculté de médecine de l'Université de Genève, en charge de la formation post-graduée et continue et de l’identité professionnelle.
Comment améliorer l’attractivité de la spécialisation en médecine de famille ?
Idris Guessous : Il faut d'abord changer de discours. Actuellement, on met trop l'accent sur les difficultés du métier, ce qui peut décourager les aspirants. C'est évidemment utile de souligner les problèmes, mais j'ai l'impression qu'ils occupent beaucoup trop de place dans le discours. Quand vous parlez aux médecins de famille, ils vous diront certes que c'est parfois difficile, mais le tableau ne sera pas aussi sombre que ce qu'on entend ou lit trop souvent. Il est essentiel de présenter les points forts de cette spécialité, notamment ceux qui parlent le plus à la nouvelle génération, tels qu’une approche holistique de l’individu, une relation privilégiée avec le patient, et un impact écologique faible par rapport à la plupart des spécialités.
Renaud Du Pasquier : De multiples acteurs du système de santé peuvent agir pour revaloriser la médecine de famille. Pour ce qui concerne les actions au sein de la Faculté de biologie et médecine, nous cherchons à offrir une importante exposition à la médecine de famille dans les cours prégradués en rappelant aux enseignants, qui sont pour la plupart des spécialistes, que les études de médecine servent avant tout à former des généralistes, une évidence parfois oubliée. À ce titre, nous avons incorporé un enseignement coordonné autour de thématiques représentatives de la médecine générale, telles que l’importance de la prévention, la prise en compte de la diversité et du genre des patients ou encore la valeur des co-bénéfices de mesures bonnes aussi bien pour la santé du patient que pour l’environnement.
Quel est le poids de l’aspect financier dans cette attractivité ?
Idris Guessous : Je ne pense pas que l’aspect financier soit le principal moteur pour le choix des spécialités en médecine. Les étudiants choisissent leur spécialité le plus souvent par affinité. Quelqu’un qui choisit la chirurgie le fera sûrement parce qu’il apprécie les aspects techniques du métier et la résolution rapide de problèmes. Néanmoins, il reste que les spécialistes sont rémunérés davantage que les médecins de famille, parce que plus d’actes. Ce n’est pas forcément un problème tant que les médecins de famille ont un salaire raisonnable. Or aujourd’hui, la souffrance économique des médecins de famille, accentuée par les modifications du point TARMED, est réelle. Il est important de leur assurer une rémunération décente, tant en absolu qu’en comparaison aux autres spécialités. On pourrait également envisager de diminuer les charges qui pèsent sur les médecins de famille avec par exemple des déductions fiscales plus importantes, ou une réduction des frais de crèches ou des loyers qui pourraient aider à attirer et retenir plus de médecins dans cette spécialité.
Renaud Du Pasquier : L’aspect financier joue un rôle majeur et là, il ne faut pas nous cacher derrière notre petit doigt : un même diplôme de médecine amène à des rémunérations très différentes en fonction de la spécialisation choisie. Tant que la médecine générale et les disciplines apparentées qui s’occupent, elles aussi, de la population au sens large, comme la pédiatrie ou la psychiatrie, ne seront pas revalorisées financièrement par rapport aux autres spécialités, leur attrait demeurera sous-optimal. Facteur aggravant, le généraliste est soumis à d’intenses tracasseries administratives et, cerise sur le gâteau, le remboursement d’une activité un peu plus rémunératrice que les autres, à savoir la consultation d’urgence, se voit désormais refusée par les assureurs. Ces problèmes sont connus et jouent, à mon sens, un rôle significatif dans le manque de motivation de jeunes médecins à embrasser la spécialisation de médecine générale. Reflétant l’hyper-fragmentation du système de santé suisse, ces problématiques se situent largement au-delà du périmètre d’action d’une faculté de médecine. En revanche, une faculté de médecine, étant en contact étroit avec les futurs médecins, devrait être force de proposition auprès des décideurs.
Comment est financée la formation postgraduée en médecine de famille, en particulier les places d’assistanat dans les cabinets ?
Idris Guessous : La formation postgraduée est financée par les hôpitaux universitaires, qui reçoivent une enveloppe de la Faculté de médecine. Les cantons participent également, notamment pour les salaires des médecins en formation. Concernant l'assistanat en cabinet, Genève a été un des cantons pionniers, mais la demande reste aujourd’hui insuffisante. L’Office cantonal de la santé finance progressivement plus de postes d’assistant en cabinet, avec un dédommagement pour le médecin superviseur.
Renaud Du Pasquier : Actuellement, le médecin assistant (ou interne) au cabinet effectue une année à 50%, un programme financé par les services de santé publique des différents cantons. Dans le canton de Vaud par exemple, il y a quatre réseaux d’assistanat de médecine générale en cabinet, auxquels il faut ajouter un réseau en EMS pour la gériatrie et un réseau pour la pédiatrie. Ces réseaux sont désormais regroupés sous le même chapeau afin, notamment, de mieux coordonner l’enseignement. Il semblerait cependant intéressant de revoir les modalités de financement, en valorisant plus le travail des médecins généralistes, c’est-à-dire en les rémunérant pour leur enseignement. Cela permettrait notamment de renforcer la qualité de l’enseignement via le rattachement plus formel à des instituts universitaires de médecine de famille par exemple.
Sur le plan prégradué, nous sommes en train de réfléchir à la faculté, sous l’impulsion du rectorat et d’Unisanté, à développer une stratégie de mentorat étendu en médecine générale. Un projet pilote est en cours. Mais dans les grandes lignes il s’agit d’avoir des stages en cabinets plus fréquents et plus réguliers durant les 4 dernières années d’études, afin de permettre une meilleure intégration des étudiants dans des équipes de soins en médecine générale.
Selon vous, les facultés en médecine reçoivent-elles suffisamment de financement pour soutenir la filière de médecine de famille ?
Renaud Du Pasquier : Si l’on veut renforcer l’attrait pour la médecine générale, tel qu’exposé précédemment et si, en particulier, nous souhaitons étendre les possibilités de stage en cabinet de médecins de famille, alors oui, il manque de l’argent. Néanmoins, nous sommes parfaitement conscients du poids que représente la santé sur la population et avant d’aller chercher de l’argent supplémentaire, nous aurons à cœur de démontrer que nos projets pilotes sont efficaces. Ceux-ci seront financés, au moins dans un premier temps, par des fonds facultaires.
Idris Guessous : Les facultés de médecine ne reçoivent pas suffisamment de financement pour soutenir directement et pleinement la médecine de famille. La plupart des facultés n'ont d’ailleurs pas de filière dédiée à la médecine de famille en prégradué, faute de moyens. À Genève, une mention en médecine de famille dès la deuxième année a été créée pour encourager les étudiants à se spécialiser dans ce domaine, mais ce projet est financé principalement par des fonds privés, notamment la fondation privée des HUG.
Le financement public reste insuffisant pour pérenniser et développer cette filière, qui nécessite des enseignants, des contenus spécifiques et plus de postes en cabinet. En postgradué, bien qu'il y ait une forte demande, nous devons former beaucoup de médecins, notamment parce que de nombreuses personnes souhaitent travailler à temps partiel. Pour pallier la pénurie, il serait essentiel de pouvoir allouer plus de fonds à l’aide à l’installation, notamment dans les zones sous-desservies et assurer le développement des gardes en soirée et le week-end.
Le modèle classique de consultation en cabinet peine à répondre aux défis posés par l'augmentation de la polymorbidité et la pénurie de praticiens. Comment les sensibilisez-vous à ces enjeux, et quelles actions concrètes proposez-vous pour les outiller et les préparer à relever les défis de cet avenir ?
Idris Guessous : Le modèle actuel de la médecine en général, et celle de famille en particulier, souffre de la division excessive des tâches, diluant la responsabilité du médecin envers le patient. Pour relever les défis de la polymorbidité, il est essentiel de renforcer la responsabilité et l'autonomie des médecins de famille. Une solution que nous envisageons aux HUG est de rapprocher les différentes structures, notamment les cabinets de ville et l’hôpital, afin d’offrir un suivi continu aux patients, même lors de situations aiguës. L’idéal serait que le médecin qui s'occupe de la maladie chronique du patient puisse aussi le voir en cas de situation aiguë à l’hôpital. Pour cela, il faut donc que le médecin puisse travailler dans différentes structures à différents moments. L'objectif est de recréer des liens entre ces structures pour offrir une prise en charge plus cohérente et humaine, avec une vision continue du parcours patient et donc du sens des différentes étapes de soins.
Pour une meilleure prise en charge des patients polymorbides, les maisons de santé jouent également un rôle essentiel. Le canton de Genève est d’ailleurs pionnier dans le domaine et c’est un sujet sur lequel nous travaillons aux HUG depuis 2017, avec récemment une forte impulsion de l’Office cantonal de la santé.
Renaud Du Pasquier : En plus des stages de longue durée dans des cabinets médicaux, disponibles pour certains étudiants, nous offrons aussi un stage court, obligatoire, dans un cabinet de praticien au cours de la sixième année (3e année de master). On relèvera aussi que les jeunes médecins cherchent à s’installer en cabinet de groupe, voire dans des maisons de santé, une solution doublement favorable puisqu’elle leur offre la possibilité de travailler à temps partiel, mais permet aussi une présence médicale constante au sein du cabinet. Il s’agit d’une tendance de fond à saluer car la petite structure de groupe peut fonctionner comme une mini-clinique, agissant en interprofessionnalité grâce à la présence de soignants, ce qui évite au patient de se rendre dans une grosse structure hospitalière. Mais, on en revient aux incitatifs financiers : si les consultations d’urgence ne sont pas remboursées, on perdra un avantage majeur de ces organisations agiles et résilientes. Enfin, un atout que l’on peut mettre en avant à la FBM est la présence de l’Institut universitaire de formation et recherche en soins (IUFRS). Cet institut forme un nombre rapidement croissant d’infirmières praticiennes spécialisées qui ont la capacité de suivre des patients, typiquement ceux atteints de maladies chroniques, de manière indépendante, sans avoir à recourir à une validation médicale, un atout fort en ces temps de pénurie médicale.