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Repenser le système de santé pour mieux prendre en charge les patients polymorbides

Delta Echos #1

Repenser le système de santé pour mieux prendre en charge les patients polymorbides Repenser le système de santé pour mieux prendre en charge les patients polymorbides

La prise en charge des patients polymorbides se retrouve souvent fragmentée par manque de coordination entre les différents acteurs de la santé. En plus de péjorer la qualité des soins, cela conduit à une augmentation des coûts de la santé. Certains médecins de famille s’efforcent de faire évoluer les pratiques mais leur parcours est semé d’embûches.

Sébastien Amstutz et Sarah Fiorentini, deux médecins de famille dotés d'une grande expérience en gériatrie communautaire, sont convaincus de la nécessité d'adapter le système de santé pour mieux répondre aux besoins des patients polymorbides. Néanmoins, leurs initiatives ne sont pas toujours bien perçues par les autorités. En 2021 et 2023, ils ont ainsi reçu des lettres de santésuisse les accusant de dépasser les coûts tolérés par la faîtière des assurances maladie.

Santésuisse est en effet tenue par la loi de surveiller les coûts des médecins. Cependant, la méthode statistique employée est critiquée car elle pénalise les médecins prenant en charge des patients atteints de maladies chroniques (voir encadré). Pour avoir le droit de dépasser les coûts, il faut que les patients pris en charge soient « suffisamment » complexes. Cette complexité est évaluée selon différents critères tels que l'âge, le nombre de médicaments et le nombre d'hospitalisations. « Un médecin qui évite la surprescription et les hospitalisations est donc pénalisé car ses patients ne sont pas assez complexes selon santésuisse, estime Sébastien Amstutz. C’est réellement décourageant. »

Sarah Fiorentini explique que santésuisse lui a reproché de prescrire trop de traitements de physiothérapie. « J’en prescris en effet beaucoup car je suis beaucoup de personnes âgées et j’essaie donc de leur éviter des chutes. A contrario, un médecin qui ne sort jamais de son cabinet, qui ne s’occupe pas de cas complexes et qui voit les patients seulement 30 minutes sera considéré comme un meilleur médecin par santésuisse. C’est absurde. »

Une médecine de proximité

Ces deux médecins déploient pourtant des efforts considérables pour prendre soin de leur patientèle en leur proposant par exemple un suivi à domicile. « Nous sommes de véritables médecins de quartier, explique Sarah Fiorentini. Nos patients nous connaissent et nous pouvons venir les voir rapidement si nécessaire. » Des patients rassurés, des trajets diminués et un suivi assuré, la médecine locale ne présente que des avantages selon eux. Avant de s’installer dans ce quartier, ils ont réalisé des recherches approfondies sur la population qu’ils allaient desservir et les acteurs de soins présents sur le terrain. « C’est important pour nous de connaître notre patientèle et leurs proches, mais aussi les acteurs du terrain, telles que les infirmières et les assistantes sociales. La prise en charge s’en retrouve facilitée. » 

Un suivi efficace par un médecin de famille permet aussi d’éviter des hospitalisations inutiles et le recours trop fréquent aux spécialistes, une manière simple de réduire les coûts. « Lors d’épisodes aigus ou de décompensation, trois visites à domicile par semaine d’un patient qui habite au bout de la rue, cela coûtera moins de 600 CHF. En comparaison, une semaine d’hospitalisation reviendrait à plus de 10 000 CHF, » indique Sébastien Amstutz. Alors que dans le même temps, l’indice de régression de santésuisse encourage indirectement les hospitalisations.

Dans notre société, le travail du spécialiste et les technologies de pointe sont particulièrement valorisés au détriment du travail du médecin de premier recours, ce qui conduit aussi à l’envolée des coûts. « Paradoxalement, ce ne sont pas ces soins-là qui permettent de prendre en charge les problèmes de santé de la majorité de la population. » explique Nicolas Senn, chef du Département de médecine de famille à Unisanté.

Former les médecins à l’interprofessionnalité

Pour pouvoir travailler efficacement et assurer des soins de qualité, le médecin de famille ne peut pas travailler seul. « La meilleure approche consiste à mettre en place une structure locale et interdisciplinaire, voire intersectorielle, assurant la prise en charge continue des mêmes patients, affirme Nicolas Senn. Ces structures permettent ainsi de répondre à la fragmentation du système et d’améliorer la communication entre les acteurs de la santé. »

Sarah Fiorentini et Sébastien Amstutz travaillent en étroite collaboration avec les infirmières, les assistantes sociales et les physiothérapeutes de leur réseau. « C’est une évidence pour nous, souligne Sébastien Amstutz. Lorsque nous nous sommes installés ici, nous avons créé un espace de réunion pour y réunir des médecins du quartier, des infirmières, des assistantes sociales, et les familles pour parler de problématiques en lien avec des patients. Car il n’existe pas de structure ailleurs qui nous permette d’organiser ces réunions essentielles. » Cette collaboration fonctionne très bien au niveau du quartier. Malheureusement avec l’hôpital c’est une autre affaire. « Nous souhaitons une amélioration de la communication avec les HUG car nous avons parfois beaucoup de mal à obtenir les informations nécessaires sur nos patients après un séjour hospitalier, complète Sarah Fiorentini. Cette situation entraîne une importante perte d’efficacité. »

Sarah Fiorentini et Sébastien Amstutz ont eu la chance de suivre un parcours en gériatrie communautaire qui leur a apporté les outils nécessaires à la collaboration interdisciplinaire et à la coordination d’équipes. Mais ce n’est pas le cas de la majorité des cursus. « Les formations dans les hôpitaux universitaires tournent beaucoup autour de la médecine de pointe. Les sujets qui ont trait au vieillissement de la population, à la médecine communautaire et à la collaboration interprofessionnelle sont quasiment absents, » se désole Sarah Fiorentini.

Dans leur cabinet, les deux médecins genevois accueillent régulièrement des étudiants en formation. Ils souhaiteraient toutefois que l’état accorde aussi des financements aux cabinets de médecin de famille pour assurer la formation postgraduée. « Cela permettrait aux futurs médecins de développer une vision de la médecine communautaire et de la collaboration interprofessionnelle qui y est associée et qui sont primordiales pour un bon suivi des patients. » estime Sébastien Amstutz.

Le Réseau Delta s’attelle à cette problématique depuis plus de 30 ans. En considérant le parcours de soins dans son ensemble et en établissant des ponts entre les différents professionnels de la santé, le Réseau travaille pour l’amélioration de la prise en charge des patients. 

Cependant, la mise en place de tels projets innovants s'avère un défi en Suisse. « Le système suisse est paradoxal : il est libéral mais ne permet aucune liberté. Il est très difficile de mettre en œuvre de nouveaux modèles de soins dans un système aussi contraint. La seule option reste de passer par les projets pilotes selon l’article 59b d’exception de la LAMal, mais pour ensuite déployer un projet à plus grande échelle, c’est presque impossible, » conclut Nicolas Senn.


L’indice de régression de santésuisse

En 2018, santésuisse a introduit une nouvelle méthode statistique, l'indice de régression, pour évaluer l'économicité des médecins. Contrairement à l'approche précédente, qui se basait principalement sur la région, le sexe et l'âge de la patientèle, l'indice de régression prend désormais en compte des facteurs supplémentaires pour évaluer la morbidité des patients. Ces facteurs incluent le montant de la franchise, les hospitalisations survenues l'année précédente et la prescription de certains médicaments répertoriés dans les groupes de coûts pharmaceutiques établis par l'OFSP, censés indirectement indiquer la présence de maladies chroniques. Les coûts générés par un médecin dont les patients ont un indice de morbidité plus élevé que la moyenne seront ainsi corrigés vers le bas. Or la pertinence de ces critères interroge. Si l’on prend le nombre d'hospitalisations par exemple, selon ce modèle, un chiffre élevé est indicatif d'une plus grande morbidité. Le risque est donc de désavantager les médecins qui parviennent à prévenir les hospitalisations grâce à des consultations plus régulières ou à des traitements plus coûteux par exemple.